Le nain et la grue
Fable posthume du sieur Jean de la Fontaine
Tout près d'une rivière, à deux pas d'un sous-bois,
Se tenait madame la grue
Sur ses deux pattes fort pointues.
Elle avait l'air d'un échalas tout de guingois.
Le parc appartenait à un nain très vilain
Tout rempli de morgue et d'aigreur,
Difforme, laid, qui faisait peur
A tous ceux qui croisaient sa face de hutin.
Un jour, la grue, ayant bruyamment craqueté ,
Il arriva que sa trompette
Fit chauvir les deux oreillettes
De maître fourbe qui rôdait en aparté.
– Que fais-tu donc ainsi juchée sur tes échasses,
Dit le nabot, très agacé,
< Avec ton sourire forcé,
< Et la sotte longueur de toute ta carcasse ?
– Je viens pour délivrer l'aquatique cheptel
< De ton appétit trop vorace
< Qui veut tout mettre en sa besace
< Et s'empiffrer tout seul du fruit de ses gabelles.
Ayant parlé ainsi, elle avise un goujon
Qui nageait auprès de son bec,
Le gobe aussitôt d'un coup sec,
L'avale tout entier sans plus d'autres façons.
Le noir lutin ayant reconnu cette audace,
Lui proféra, d'un ton rageur :
– Es-tu donc dépourvue de cœur,
< Que tu veuilles tout prendre à ton profit, bécasse ?
– Et toi, rétorqua la grue, qui cours les tripots
< A quêter les bonnes aubaines,
< Tu te donnes bien de la peine
< Pour sucer et mordre tes sujets jusqu'aux os.
A ces mots le pygmée se mit à ricaner :
– Faisons la paix, dit-il, hâbleur,
< Toi comme moi sommes menteurs,
< Voleurs, trompeurs, et pour tous les siècles damnés,
< Notre intérêt n'est point dans de vaines querelles,
< Unissons tous deux nos efforts
< Ce sera notre réconfort.
< Je laisse à ton long bec les goujons et civelles,
< Abandonne-moi donc les lièvres et les cailles,
< Et je te promets que sous peu
< Oncques n'y verra que du feu,
< Dans cinq ans tout au plus, nous aurons tissé maille.
Mais la grue ne l'entendait pas de cette oreille.
Elle voulait avoir tout pour elle.
Le nabot lui attrape une aile,
La déchire, la noie, et proteste merveilles
Du bon tour qu'il venait de jouer à l'oiseau.
Depuis ce jour, tout dans le parc,
Ploie et plie devant le monarque,
Lui rend hommage-lige et baise son ergot.